ITW Pierre André Senizergues

C’est durant l’event DROP que j’ai réalisé cet interview. Alors que je venais de boucler un entretien avec Andy Anderson, Julio, le TM -parmi ses nombreuses fonctions- chez V7 m’a lancé à la volée entre deux gorgées de bière « hey, il y a Pierre André Senizergues de dispo si tu veux faire un interview avec lui ». Ce à quoi j’ai dû bégayer un « euh mais ce n’était pas prévu mais vas-y » parce qu’en temps normal je prépare un minimum mes interviews. Il m’a répondu « t’inquiètes ça va le faire ». Après tout, ce n’est pas tous les quatre matins qu’on a l’opportunité pour un petit mag de discuter avec le patron de Sole Technology. Je me suis laissé porter et les questions sont venues assez naturellement. Avec Pierre André, c’est très facile de discuter. La conversation s’est très rapidement tournée vers Andy, sa filiation avec le freestyle, la création de etnies ainsi que des jeux de Paris.

Que penses-tu de ce débat perpétuel qu’il y a autour du skate d’Andy Anderson ?

C’est bien qu’il y ait de la diversité dans le skate. Je comprends que certaines personnes critiquent mais c’est la liberté le skate. L’inclusion et le fait que tout le monde puisse faire du skate comme il veut est quelque chose d’important. Il faut faire d’abord du skate pour soi-même. Andy amène cette idée qu’il ne faut pas se limiter à tel ou tel courant. Dans le street d’aujourd’hui il y a beaucoup de choses qui viennent du freestyle.

Comment l’évolution du freestyle vers le street s’est-elle faite sachant qu’il y a effectivement beaucoup de tricks d’aujourd’hui qui proviennent du freestyle ?

Le ollie vient du freestyle. Rodney a commencé à faire des ollies sur le sol puis des ollies flips. C’était un skate technique qui a ouvert pas mal de perspectives au street.

Le street a vraiment commencé au début des années 80. Ça devait être en 83/84 quelque part par là. Avant on pratiquait soit de la rampe, soit du freestyle. Le street est né à la suite de la disparition des skateparks au début des années 80, c’est à ce moment-là que le street est né. Un peu par la force des choses.

À cette époque, je faisais beaucoup de skate avec Mark Gonzales en Californie, avec Natas Kaupas et Ed Templeton aussi. C’était un freestyleur Ed, avant qu’il ne se mette au street. On skatait à Huggtington Beach. Ensuite, il s’est mis au street parce que très vite, la planche de freestyle est devenue trop petite pour lui. Il était super grand. Il pouvait mettre de super impossibles partout parce que c’était un trick qu’il avait appris du freestyle.

Même chose pour Rodney Mullen qui s’est naturellement tourné vers le street à la disparation des parks. Il a emmené vachement de tricks qui provenaient du free. Aujourd’hui, les Games of Skate, les BATB, sont le prolongement du freestyle. Ce sont des tricks qu’on réalise au sol. Et avant de les tester sur des spots, il faut d’abord les maîtriser en flat.

Toi, en tant que skateur, comment as-tu vécu cette transition du freestyle vers le street ?

Le street c’était le freestyle, sauf qu’on n’utilisait pas l’architecture. On descendait des trottoirs, on faisait des kickflips, on faisait des figures dans la rue. On n’allait pas encore sur les bancs. On était soit dans la rue en train de faire du freestyle, soit en park. Après, quand les skateparks ont été détruits, on a commencé à fabriquer des rampes qu’on a transportées dans la rue. C’est comme ça qu’on s’est mis à faire des wallrides et petit à petit à skater les éléments qui étaient dans la rue. C’est une évolution qui s’est faite naturellement à la suite d’événements économiques et de problématiques d’infrastructures.

J’ai débuté en 1977 en banlieue parisienne. Je roulais tout le temps au Trocadéro. C’était le spot où tout le monde se retrouvait à l’époque. C’était la Mecque du skate. Une fois, j’ai vu un mec qui faisait un kickflip, c’était un Anglais, il s’appelait Jeremy Anderson. Je me rappelle encore de son nom parce qu’il m’avait vraiment fasciné. En voyant son trick, je me suis dit « mais comment il fait ce truc-là ?! ». Il m’a donné envie de faire des figures, il m’a ouvert l’esprit sur ce qu’il était possible de faire avec une planche en termes de flips tricks. Parce que nous à cette époque, on se contentait de se déplacer sur la board, de faire des slaloms, on descendait des pentes, on faisait de la vitesse, du slalom, du saut en hauteur -ce qu’on appelle aujourd’hui le hippy jump-. Il y avait aussi de la rampe mais c’était un U sans plat.

« Au départ, je vivais dans la rue. Puis grâce à la première compétition que j’ai remportée, j’ai pu me payer un van. »

Quand je suis parti en 85 aux Etats-Unis, c’est à ce moment que j’ai découvert le street. J’ai rencontré les Mark Gonzales, Natas entre autres. Au départ, je vivais dans la rue. Puis grâce à la première compétition que j’ai remportée, j’ai pu me payer un van. Cette année là, j’ai gagné toutes les compétitions de freestyle jusqu’à devenir champion du monde.
Mon arrivée a créé un appel d’air, parce que j’ai commencé à inviter des amis de Paris en Californie. Je leur ai dit « j’habite dans un van, ramenez-vous ».

Et on se fait une coloc (rires)

Ouais une coloc haha ! Par la suite, avec mes amis venus de France, on a voyagé ensemble à travers la Californie, de San Diego jusqu’à San Francisco. On s’arrêtait à droite à gauche pour faire du skate. Eux, ils sont repartis et moi, je suis resté. Parmi mes potes, il y avait Jean Marc Vaissette -de V7 Distribution- qui était très bon en freestyle. Il participait à des compétitions aussi.

Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à rester aux Etats-Unis ?

C’est avant tout la culture du skate qui était très présente, notamment en Californie. C’était très facile de parler skate avec les gens. Alors qu’en France, c’était un peu plus compliqué. Ici, aux US, c’était vraiment un style de vie. Les sponsors étaient aussi sur place. La météo à ne pas négliger. En Californie, il ne pleut quasiment jamais et ça, c’est juste génial pour aller skater tous les jours.

Comment t’es venue l’idée de créer etnies ?

J’avais des problèmes de chaussures tout le temps. J’étais sponsorisé par Vans, mais c’étaient des shoes que j’usais très rapidement. En plus, elles n’absorbaient pas les impacts. Je me suis donc intéressé à l’idée de concevoir des skate shoes qui répondaient à ces problématiques. J’ai lancé etnies aux Etats-Unis en 1989.

Les débuts ont été difficiles avec etnies jusqu’au milieu des années 90, il me semble…    

C’était l’enfer total ! Je n’y connaissais pas grand-chose dans l’industrie de la chaussure. En plus, je n’avais pas encore le sens des affaires. J’étais plutôt attiré par l’innovation comme les tricks que j’inventais en skate -PA a inventé entre autres le coconut wheeling- aux côtés de Rodney. D’ailleurs, on se tirait pas mal la bourre entre nous. À l’époque, c’était un pari un peu fou quand j’y repense, de se lancer sur le marché de la skate shoes.

« J’ai débarqué dans une usine où on fabriquait des baskets. J’avais une vingtaine d’années. Je leur ai expliqué mon projet de chaussures de skate… Ils m’ont regardé avec de grands yeux. »

Avant le lancement, je suis allé en Corée puisque à cette période, c’était là que les chaussures étaient fabriquées. J’ai débarqué dans une usine où on fabriquait des baskets. J’avais une vingtaine d’années. Je leur ai expliqué mon projet de chaussures de skate… Ils m’ont regardé avec de grands yeux. Ils ne savaient pas ce qu’était un skateboard. Le mot non plus, ils ne savaient ce qu’il signifiait. J’ai alors pris ma board, j’avais ma musique et je leur ai fait une démo en plein milieu de l’usine. Tous les ouvriers qui bossaient sur les lignes de production se sont arrêtés. Ils étaient épatés. Et à la fin, je leur ai dit « voilà, c’est pour ça qu’il faut faire des chaussures de skate parce qu’on a besoin qu’elles accrochent, qu’elles amortissent les impacts, qu’elles soient résistantes, etc. ». Et ils m’ont répondu « ouais, mais il n’y a personne qui fait du skate en Corée ». Je leur ai donc expliqué, qu’il y avait beaucoup de skateurs dans le monde et que c’était important de le faire. Ce à quoi ils ont répondu « ok, on vous fait quelques chaussures et puis ensuite vous nous laissez tranquilles ».
J’ai réussi à obtenir quelques échantillons. Et à mon retour en Californie, j’ai distribué des paires à des copains, à gauche, à droite. J’en ai donné à Mark Gonzales, Natas Kaupas, Christian Hosoi, Rodney, Don Brown, bref plein de mecs avec qui je faisais du skate. C’est ainsi que l’histoire a commencé.

ITW Pierre André Senizergues
Dans les premiers temps, j’ai rencontré notamment pas mal de problèmes de logistique parce que les usines ne fabriquaient pas assez vite. Les retards et les annulations s’accumulaient. Et moi, je n’arrivais pas à rester toute une journée assis sur une chaise l’oreille collée au téléphone pour tenter de vendre mes chaussures à travers les Etats-Unis. J’avais l’habitude de skater. Les débuts étaient pour ainsi dire chaotiques.

Voir même freestyle pour le coup (rires)

Oui super freestyle. En plus, je ne parlais pas très bien anglais haha. Mais finalement, j’ai persisté. Et à un moment, fin des années 80, il y a une récession économique. Pas mal de boites ont fait faillite, des skate shops aussi. Ça a été un moment très dur. J’ai réussi à survivre tant bien que mal. Puis d’un seul coup, le marché est revenu en 1994. Ça a explosé, c’était un truc de dingue ! J’ai embauché tous mes potes qui faisaient du skate. Certains à la compta, d’autres au marketing, etc.

C’était aussi une reconversion assurée pour ces pros dont la carrière touchait à sa fin

« Quand on voulait faire une pub chez Big Brother, je consultais Rodney « ouais qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce t’en penses ? », on décidait dans l’aprèm d’aller shooter quelques photos sur un spot. »

Exactement. J’ai permis par la même occasion de créer des jobs pour les skateurs. On a essayé de relancer le skate qui avait beaucoup souffert de la période économique morose.  Au même moment, World Industries se lançait -avec Steve Rocco et Rodney-, Blind et le mag papier Big Brother. Comme on était tous potes, on s’entraidait tous entre petites marques, en fait. Quand on voulait faire une pub chez Big Brother, je consultais Rodney « ouais qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce t’en penses ? », on décidait dans l’aprèm d’aller shooter quelques photos sur un spot. Le lendemain, boom ! La pub était publiée dans le mag.

Les départements marketing n’existaient pas l’époque ?

Non, c’était à l’arrache. C’était dingue quand j’y repense.

Comment l’idée de créer éS et Emerica t’es venue ?

En dessinant les chaussures, je me suis rendu compte que j’avais certains riders qui avaient un style différent. Dans la team etnies, il y avait Sal Barbier et Eric Koston qui souhaitent un style plutôt athlétique. Je me suis dit « tiens, on pourrait lancer une autre marque plus en accord le style de ces gars ». J’ai donc lancé éS.
éS désigne le mouvement. Tu sais un skate ne va jamais tout droit. Il fait une sorte de S. Aussi, je trouvais que Sal et Eric avaient vraiment beaucoup de style. Le mouvement en forme de S et le S de « Style » ont donné éS. Chez éS, j’ai mis des gars qui avaient cet ADN comme Chad Muska, Bob Burnquist, Rick McCrank, Tom Penny et Arto Saari entre autres.

Dans la team, j’avais également remarqué des gars au style plus rock n’roll comme Jamie Thomas et Andrew Reynolds. L’idée de créer Emerica m’est venu comme ça.

« La culture sous-jacente au skate est très importante, que ce soit au niveau de la musique qu’on écoute, de la manière de se fringuer jusqu’à ce qu’on mange »

Ed Templeton et Rick McCrank étaient des végans avant l’heure. Pour correspondre à leur mode de vie, j’ai eu l’idée de créer Sheep Shoes, une brand qui proposait des shoes produites avec des matières durables et respectueuses de l’environnement -Aujourd’hui Sheep n’existe plus en tant que telle mais est utilisée comme label pour certains modèles de etnies-.

La culture sous-jacente au skate est très importante, que ce soit au niveau de la musique qu’on écoute, de la manière de se fringuer jusqu’à ce qu’on mange. L’ensemble des brands Sole Tech était quelque part un reflet de toute cette richesse qu’il y a autour du skate.

D’ailleurs, petite anecdote, j’ai aidé DC Shoes à se lancer. À leur tout début, les mecs de Droor Clothing sont venus me voir. Ils voulaient faire des shoes. Mais personne ne voulait les aider. Moi, leur projet m’a tout de suite parlé. Il s’agissait de chaussures de skate faites par des skateurs comme etnies. Donc on a lancé DC ensemble.

Pendant longtemps, on a eu l’impression que etnies avait oublié ses racines françaises. Comment expliques-tu ce retour de flamme soudain ?

etnies est une marque qui a été lancée à partir des Etats-Unis. En France, on est toujours resté très présent avec le distributeur Jean Marc Vaissette via V7. Après, par comparaison des autres marques, on ne dispose pas des mêmes budgets marketing. On mise avant tout sur le fait que ce sont des chaussures développées par des skateurs pour des skateurs avec des exigences de fabrication très élevées au niveau de la durabilité, du board feel et de l’accroche.

Depuis quelque temps, tu fais pas mal de déplacement ici en France, etnies sponsorise beaucoup d’événements locaux comme le Red Bull Conquest qui s’est déroulé ici à Paris l’année dernière, les Jeux Olympiques de 2024 se dérouleront aussi à Paris. Les JO ne sont-ils pas également une opportunité dont etnies souhaiterait se saisir ?

Avec toute l’effervescence qui se déroule autour des jeux, c’est hyper important d’être présent autant pour le skate que pour la culture et de s’assurer que les décisions vont dans le bon sens. On aimerait aussi se servir de cet engouement pour expliquer au mieux ce qu’est la culture skate au gouvernement et aux municipalités. Il y a une certaine responsabilité d’etnies, qui est né à Paris puis parti aux US pour grandir et rayonner à travers le monde.

C’est aussi une opportunité pour nous de pousser les pouvoirs en place à ouvrir plus de skateparks, d’infrastructures, etc. Mais aussi de les faire vivre par la suite en organisant des activités, des évènements, des cours. Parce qu’un lieu où juste les skateurs viennent rouler, ça ne sert à rien. Il faut faire vivre l’endroit.

Ici à Paris, bizarrement, on n’a pas de skatepark digne de ce nom

C’est incroyable ! Alors qu’ils vont monter un skatepark sur la place de la Concorde. À la place, ils auraient pu créer un espace couvert, qui perdure. J’avais bien essayé de les convaincre que ce n’était pas une bonne idée. Mais ils n’ont pas voulu. Avec ce park éphémère en plein cœur de Paris, leur objectif est de se servir de la place de la Concorde et du skate comme d’une carte postale. Même si c’est une belle exposition pour le skate, ce n’est quand même pas cool pour les locaux.

« Avec ce park éphémère en plein cœur de Paris, leur objectif est de se servir de la place de la Concorde et du skate comme d’une carte postale. »

Je leur avais soufflé l’idée de créer un park au Champs de Mars. On aurait pu créer un super park avec de la pelouse qui monte et qui descend. Quand il fait beau, le skatepark monte et quand il fait moche, le skatepark descend. C’est couvert. Je leur avais vendu ça comme un projet architectural incroyable qui aurait pu faire rêver les gens. Au lieu de ça, ils ont préféré ce park éphémère.
Aujourd’hui, il faut faire avec. On va continuer de pousser pour avoir ce park.

ITW Pierre André Senizergues

Vous faites du lobbying

En quelque sorte. Après, je ne suis pas du tout impliqué dans les Jeux Olympiques ou à avec la ville de Paris. J’essaye d’aider à mon niveau et de leur faire bénéficier de mes 45 ans de skate. Je suis d’ici, aujourd’hui, je vis aux US. J’ai créé un skatepark aux US, à Lake Forrest, qui appartient à la ville. C’est aussi ma carte de visite quand je leur parle de projets de park. Il faut continuer à en parler.

Moi ça m’étonne quand par exemple, je vois Charlotte Hym, qui participe aux JO, expliquer dans Le Parisien qu’elle s’entraine parfois sous un pont. C’est fou ça !
Et puis il y a aussi le fait que nous sommes dans une grande ville. Les décisions sont plus lentes à prendre. Alors que dans de plus petites villes, les choses vont vite. Mais ça va finir par arriver.

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